“Tiger King”, la série documentaire Netflix dont tout le monde parle, vaut-elle vraiment le détour ? | Les Inrocks (2024)

En passe de devenir un phénomène de société, Tiger Kingregorge de personnages trop fous pour êtres vrais, Joe Exotic en tête, de péripéties à s’en décrocher la mâchoire etde dialogues à s’en imprimer des t-shirts. Mais au-delà de son sujet, ce spectacle de la décadence absoluevaut-ille coup ?

Régulièrement, Netflix parvient à créer un engouement notable avec ses docu-séries policières telle que Making a Murderer, Wild Wild Country, The Keeper, Ted Bundy, autoportrait d’un tueur ou plus récemmentDon’t f**kwith Cats. Ce qui se passe avec Tiger King «Murder, Mayhem, and Madness» («Meurtre, chaos et folie») est cependant d’un autre ordre. En ligne depuis le 20 mars sur la plate-forme de streaming, la série de Rebecca Chaiklin et Eric Goode est en train de devenir un phénomène de société.

https://www.youtube.com/watch?v=0ArGOsXBjQ0

Non seulement elle est, chaque jour depuis sa sortie, le programme le plus vu du catalogue Netflix aux Etats-Unis (et sans doute en Europe), mais il y a fort à parier que les timelines de vos réseaux sociaux commencent à se teinter de rayures brunes et oranges ; et il n’est pas impossible que vous ayez reçu, dans vos boucles WhatsApp ou vos SMS, des mèmes faisant référence à un certain Joe Exotic — c’est personnellement cela qui nous a donné envie de jeter un œil à cette série qui restera, et c’est indissociable de son succès, pour toujours associée au début du confinement. Mais a-t-on regretté ces 5h15 (7×45 minutes) passées devant la télé ?

Un grand voyage au bout de l’inouï, dans une Americana dégénérée

Avant de répondre, de quoi s’agit-il ? Tiger King est un documentaire qui plonge dans le monde bigger than life des propriétaires de zoos félins aux Etats-Unis, et qui s’attache particulièrement à la trajectoire de l’un d’eux : Joseph Schreibvogel Maldonado-Passage, dit Joe Exotic — le grand voyage au bout de l’inouï commence dès la lecture de son nom. Redneck assumé, portant moustache, mulet, et frange peroxydée, gay marié et polygame, amateur de chemises bariolées et de gros calibres, ce collectionneur de big cats (la traduction ridicule de fauves) dirige un zoo miteux dans un coin perdu de l’Oklahoma.

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Autant dire qu’on coche déjà toutes les cases de l’Americana consanguine et dégénérée. Mais alors qu’il aurait pu se contenter de ces quelques idiosyncrasies, assez sympathiques et au fond bien suffisantes pour nourrir un documentaire de bonne facture, Joe Exotic s’est débrouillé pour se retrouver impliqué dans une affaire criminelle, alors même que le tournage du documentaire était en cours — le docu rattrapé par son sujet, un genre bien identifié de Netflix, après Making a Murderer et Icare.

Initialement, Tiger King n’avait pas été pensé comme le portrait d’un cinglé (ainsi que de ses affidés et adversaires), mais comme une enquête sur la maltraitante animale, et particulièrement celle des fauves, détenus par milliers aux Etats-Unis, légalement mais dans des conditions souvent atroces. Ses deux auteurs pensaient faire un nouveau Blackfish, c’est finalement un hybride entre Grizzly Man et The Jinx dont a accouché leur table de montage — sans même évoquer les nombreuses références fictionnelles, à commencer par Scarface.

Une série lourdement montée, où personne n’est sympathique

Or la table de montage, c’est précisément là que le film faillit. Dès le premier épisode, on est frappé par une forme delourdeur. Tous les effets putassiers — et hélas de plus en plus répandus — du storytelling documentaire moderne sont convoqués. Un montage tonitruant commence par nous résumer toute l’affaire, trop vite pour qu’on ait le temps d’en saisir les détails mais avec assez de plans chocs pour qu’on ait envie de dire «encore». Puis nous faisons connaissance avec les principales figures du milieu des éleveurs de big cats, toutes plus malsaines les unes que les autres, y compris celles censées incarner le Bien.

Il en va ainsi de Tiger King : à quelques exceptions près, tout le monde y est haïssable, a minima profondément barré. Le deuxième épisode (le plus drôle) se concentre particulièrement sur les excentricités du Doc Baghavan Antle, mentor de Joe Exotic, polygame mégalo à catogan ; tandis que le troisième (le plus controversé) détaille la vie troublée de Carole Baskin, ennemie intime de Joe, défenseur des tigres, mais soupçonnée d’avoir offert aux siens le corps de son ex-mari millionnaire, mystérieusem*nt disparu… La controverse vient de l’intéressée elle-même, qui s’est plainte d’être victime dans le docu d’un portrait biaisé et accusateur, sans aucune preuve. Notons toutefois que le shérif, après visionnage, a jugé les doutes suffisants pour rouvrir l’enquête abandonnée en 1997, offrant la possibilité d’un énième rebondissem*nt et d’une seconde saisonpourquoi pas !

Une sculpture grossière maisfascinante

Les rushs, rassemblés pendant cinq ans et couvrant plus d’une décennie dans la vie des personnages, sont de fait exceptionnels. On a même parfois du mal à saisir comment certaines images, hallucinantes, voire incriminantes, peuvent s’être retrouvées entre les mains des documentaristes. Mais la question se pose avec une telle insistance que l’absence de réponse pose un problème éthique, que seul un huitième épisode, making of, aurait pu démêler. A ce propos, l’inoxydable Grizzly Man de Werner Herzog, transparent sur sa fabrication et d’une grande finesse narrative, fait figure de contre-modèle. En tout état de cause, de cette matière extraordinairement dense, Rebecca Chaiklin et Eric Goode, les auteurs de Tiger King, ont tiré une sculpture grossière, fascinante certes par ses monstrueuses protubérances, mais ciselée à la hache.

L’irrésistible puissance iconique d’un documentaire sur la fin d’un monde

Chaque épisode jusqu’au septième (le plus stupéfiant) regorge de nouveaux personnages trop fous pour êtres vrais, de péripéties à s’en décrocher la mâchoire, de dialogues à s’en imprimer des t-shirts. Tout, absolument tout, est là pour faire de Tiger King un phénomène de pop culture durable et matriciel. Le truc dont les 150 millions d’abonnés à Netflix et leurs co-confinés se souviendront quand il s’agira, dans dix, vingt ans, d’évoquer la fin du monde mois du mars 2020.

C’est finalement par cette puissance iconique, qui le subsume, que le documentaire rachète ses enflures. Il y a quelque chose d’irrésistible, à cet instant précis, dans ce spectacle de la décadence absolue. La fiction y tourbillonne dans un fracas apocalyptique, le réel plus fort que tout, comme si réalité alternative braillarde qui nous pirate depuis trop longtemps avait fini par nous avaler pour de bon. Même quand tous nos principes moraux et esthétiques nous dictent de nous tenir éloigné de ce trou noir, on est irrésistiblement attiré vers lui.

Un plaisir coupable

L’époque y est pour beaucoup : nous savons bien, inconsciemment ou non, que ce qui se présente là devant nos yeux ne va pas ; nous savons bien que ça incarne tout ce qui était détestable dans l’ancien monde ; et nous savons bien qu’en regardant ces bouffons, les yeux écarquillés et la conscience tranquille («ils sont pouilleux, ils ne sont pas comme nous, ils sont exotiques«, croit-on pouvoir se rassurer), leur monde survit un peu en nous. Nous le savons mais rien à faire : il faut boire le calice jusqu’à la lie.

Laissons la conclusion à Bret Easton Ellis, qui l’a dans un tweet formulé à sa façon :
«Regarder Tiger King c’est comme prendre de la mauvaise co*ke pendant six heures : tu sais que c’est mal, mais il n’y a rien d’autre à faire, ça te fait un peu monter un moment, mais ensuite tu commences à descendre et à te lamenter, te demandant durant le crash : mais putain pourquoi j’ai fait ça ?».

Watching TIGER KING is like doing bad cocaine for six hours: you know it's bad but there's nothing else to do and you get mildly high for awhile but then you start coming down and beat yourself up while you're crashing and wonder: why in the hell did I just do that? pic.twitter.com/hzhX1l8MPn

— Bret Easton Ellis (@BretEastonEllis) April 1, 2020

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